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Photo du rédacteurAntoine Kauffmann

"Un"?

Dernière mise à jour : 29 juin 2023

Tout s'éparpille, s'envisage et s'évanouit. D'un homme sans gravité, disait un maître (Melman). Qu'il s'agisse de saisir tous les maux, toutes les beautés et l'immonde de notre temps dans une fresque totale, c'est un dessein impossible aux vacillements d'une volonté paralysée et paralysante. Tout cela soupire à la tâche, et ça regarde de loin, comme d'une chose extérieure à soi, le désir ailé aux flèches de poussière, charmant à voir mais qui ment à nous l'avoir insufflé.


La dépression et la jouissance sont les deux faces de la nouvelle pièce contemporaine, et les plus avisés des délicats n'ont qu'à ressentir l'impossible comme tel sans s'y laisser dévorer; et déborder par le sentiment d'une impuissance factice. Alors peut-être pourront-ils modestement bâtir à partir d'eux-mêmes, sans injonctions mais par la seule jonction de l'Éros, ce petit garçon aux joues retrouvées, à l'oeil vif et perçant comme l'unique flèche qu'il décoche, absente de tout carquois, et qui suffit à faire le coeur palpitant.


Comment le retrouver, ce désir? Surtout, ne pas tomber dans le piège de la machine moderne qui cherche à nous brancher, à nous alimenter l'imaginaire d'une volonté d'artifice et de souffrance, du remède néolibéral débarrassant l'individu de son sujet, vaine entreprise qui oublie de l'homme sa division. On ne va pas aller en s'arrangeant de son petit symptôme si celui-ci devient un signe pour la science et que la médecine abandonne son art pour objectiver le corps. Encore une fois, il s'agit de faire de l'homme un "un", de l'extraire des accrochages signifiants de sa subjectivité. Cette poussée et cette visée du Un -dans un Éternel retour qui fait retour avec toujours plus de force- c'est peut-être ce qui résume le mieux le devenir actuel.


Il y a de l'aspiration à l'Un dans tout ce qui se présente comme protentions et comme intentions dans l'agir, le penser et le ressentir de l'homme contemporain. Chacun porte en lui cette petite graine. Mais la question qui survient est celle-ci : ce Un sera-t-il démultiplié de manière absolue, ouvrant à tous les portes d'un royaume imaginaire où les autres ne sont que des ombres qui garantissent la présence de notre source lumineuse personnelle, aux rayons jaillissants d'un narcissisme tout-puissant? Devenir de petits rois qui s'ignorent les uns les autres, à chacun son fief virtuel et, puisque ma liberté ne saurait s'arrêter là où commence celle des autres, allant jusqu'à m'exclure de ceux qui sont pourtant mes plus semblables. La logique de cette ségrégation provient paradoxalement du fait que nous ne voulons plus intégrer la question des limites -c'est-à-dire celle de la castration- ce qui tend à morceler les terres de toutes nos solitudes, misanthropes, paranoïaques et apeurées, intolérantes, allergiques, répugnant à l'extrême à toutes les manifestations d'altérité.


L'autre paradoxe, c'est que ces "uns" dissemblables en viennent à constituer des foules qui, justement, se rejoignent dans l'appel d'un Un salvateur, exterminateur, totalitaire et fasciste. Fatigués de tous, ce voeu d'ordre qui ne peut s'épanouir que dans la mort est justement ce qui fait se conjoindre la foule atomisée.


Ce phénomène tient certainement à la destruction de toutes les institutions qui permettaient la distribution d'une place au sein de la société, constituant le sujet dans un milieu lui assurant la reconnaissance au sein de groupes à travers lesquels il pouvait s'individuer (trans-individuation). Autrefois, s'il s'agissait de s'intégrer au groupe en réduisant en son sein ce qu'il pouvait en être de notre désir discordant, qui serait venu nuire à la cohésion et à l'action dudit groupe, nous en conservions justement toute la force, toute la puissance, toute la portée subversive, donnant à chacun la possibilité d'introduire de la différence, de la singularité, de l'originalité.

Aujourd'hui, l'individu ne cherche plus à se sacrifier pour le groupe et est appelé vers tous les horizons pour faire s'ébahir son "désir", à travers une "réalisation de soi", un "développement personnel" mettant à l'épreuve notre capacité de "résilience". Seulement, ce désir, il ne le trouve plus. Pourquoi? Parce qu'il n'y a plus que de la Jouissance. Nous sommes tous tenus par elle, et le marketing a très bien su en faire son levier. Il n'y a plus de désir parce qu'il n'y a plus de limites symboliques pour venir juguler, contenir et retenir ce flux de jouissance qui s'éparpille, qui ne sait où aller, que choisir, puisque tous les chemins impliquent justement un rapport à la limite, un choix, un renoncement. Mais, plus profondément, c'est un manque d'arrimage à la Loi symbolique, constitutive et constituée dans un rapport à la violence, à la contrainte, qui fait le noeud du problème de ce désir qui se cherche alors même qu'il était censé être déjà-là, dans l'attente de sa libération, de sa réalisation.


Les non-dupes errent, ils errent de ce Nom-du-Père qui s'en est allé, de ce "Non" du Père à la Jouissance première et totale, mythique, du corps de cet Autre originel qui n'est autre que la mère, de ce Nom qui nous faisait dupes, ignorants de la cause mais pour notre bien : "amoureux de notre inconscient" comme disait Lacan. Le réel est un trou que le symbolique borde. Ce réel de la jouissance maternelle menace dans sa béance puisque celle-ci ne pourrait se combler que d'un objet total, d'un devenir absolu - d'un impossible qui ne trouverait à s'annuler et à ne se réaliser que dans la mort.


La déstructuration des institutions familiales, communales, religieuses, politiques, toutes garantes d'un ordre régenté par le discours du maître (Lacan), représentaient la possibilité de faire société. Il ne s'agit pas d'émettre un jugement de valeur mais de prendre acte de ce changement, encore qu'il faille avertir de la nuance entre le Maître et le Père, dont on cherche aujourd'hui à se débarrasser. Tout discours de maîtrise est une nécessité dans l'orientation du parlêtre à travers le réseau des signifiants. Les sirènes qui cherchent à "renverser l'ordre patriarcal" ne devraient pas le faire en abolissant la fonction de la maîtrise, de l'autorité qui le sous-tend. Garantir une société respectueuse dans la différence mais sans éradiquer l'héritage positif du père semble être l'issue la plus sage. Car c'est sur son absence et son rejet que germent bon nombre de symptômes, ayant tous en commun de ne pas savoir intégrer cette "force de mort" positive qui raffine la pulsion en désir en la liant à la Loi.


Et je citerai dans le désordre les TDA (troubles de l'attention), l'hyperactivité, les états-limites, les pathologies liées à l'addiction, toute la gamme des "dys-", la régression très sensible dans la pratique langagière, où la pauvreté syntaxique et le rudoiement de l'orthographe pourraient apparaître surprenant à une époque où nous n'avons jamais autant communiqué. La communication, dont on ne finit pas d'entendre parler et d'épuiser toutes les déclinaisons (communication ascendante, bienveillante, commerciale, digitale, externe, formelle, gestuelle, horizontale, managériale, non-verbale, positive, etc.), c'est avant tout une grande régression dans l'abord du champ du langage. Les écrans y sont sans doute pour quelque chose. Des penseurs ont su montrer le poison qu'ils instillent, ajoutant à notre aliénation et notre prolétarisation, c'est-à-dire la dépossession de notre savoir par la machine, et cela à tous les niveaux (Chat GPT...).


Cependant, il ne faut pas négliger l'importance de la fonction symbolique en ce qu'elle structure l'inconscient et le discours qui le façonnent. Son absence, sa difficulté d'intégration, est à prendre en considération dans toutes les répercussions négatives au niveau des apprentissages mais aussi des pathologies où prédominent l'agitation, la difficulté à trouver une place, une borne, un domicile, une inscription dans un lieu sécurisé, sécurisant, à partir duquel nous pourrions élaborer un discours, un développement, structurer une pensée, se soutenir d'une certitude, d'un désir. L'attention. Sans attention, pas d'apprentissage, pas de considération, par de respect, pas d'empathie, seul reste un éparpillement, une errance hyperactive ou apathique, une impossibilité de faire "corps et âme".


Pour en revenir à cet "Un" qui fait l'aspiration commune, il est à craindre que les gouvernements, instruments d'aménagement au service d'intérêts privés constitués en oligarchie, dont la feuille de route semble être celle de laisser s'épanouir la logique du capital en accélérant la destruction du monde, et avec lui toutes les ressources symboliques qui permettaient à une société de "faire corps" - il est à craindre, donc, que ce "Un" s'incarne dans un Léviathan, le monstre techno-politique d'un État dictatorial imposant sa marche à une foultitude d'individus atomisés, sans consistance, sans résistance, abrutis par la propagande, abusés par une inversion orwelienne de la valeur des mots, précipitant le monde vers une société du contrôle, hyper-synchronisée, rendue misérable et ignorante, machinique, et filant tout droit vers le Un de la mort.

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